Passionnante biographie d'un homme qui, au coeur du monde médiéval musulman d'Andalousie, s'est posé, entre autres, la question du rôle de la raison humaine face à la révélation divine et à ses "vérités". Averroès était docteur de la loi, croyant, médecin et philosophe. Son oeuvre majeure est probablement "Le discours décisif", tentative de réconciliation des dogmes de la foi et de l'expérience humaine. Une "Lumière" que les apparatchiks religieux, chrétiens autant que musulmans ont toujours tenté d'éteindre, siècle après siècle, comme le montre bien ce livre.
Cette biographie bénéficie incontestablement du talent de conteur de Sinoué. Ses personnages s'expriment et dialoguent, mettant à notre portée des pensées et des raisonnements parfois loin de nos modes actuels de fonctionnement intellectuel. Les chapitres sont brefs, concis et s'enchaînent sans hiatus. La lecture est agréable et enrichissante.
Certains se demanderont peut-être s'il y a encore intérêt à évoquer d'aussi lointaines plages historiques. Je le pense profondément, à une époque où la pensée magique, opposée de manière irréductible à la pensée expérimentale qui a fondé la science, prend une envolée assourdissante et inquiétante. Quand un président de la plus puissante nation du monde prend parti pour le créationnisme, ou quand révérence est faite presque partout à toutes les manifestations de soumission aux dogmes, même si elles heurtent notre structure sociale issue de la pensée démocratique, elle-même fille des "Lumières", on peut s'inquiéter. Les questions qu'Averroès se posait il y a presque mille ans sont donc actuelles, hélas ! Sa lucidité et son courage impressionnent encore, quand il conclut que l'expérience humaine est la référence et que l'interprétation des textes "révélés" doit s'y conformer. Et non l'inverse ! Magnifique hommage qu'il rend là à la raison et à la liberté de l'homme.
Et puis ce roman est aussi un beau voyage dans le monde heureux et tolérant d'une Andalousie arabe riche et puissante qui a laissé des restes admirables qui façonnent encore ce pays. Faut-il penser, a contrario, que sans prospérité, la pensée se ferme, se durcit ? Ce fut le sort des pays du monde islamique. Mais ils n'ont pas été seuls dans l'histoire humaine à avoir souffert de cet affaissement économique et de cette dégradation corrélative de la pensée. Peut-être est-ce d'ailleurs une des questions les plus graves que nos civilisations ont à résoudre de nos jours, celle de la répartition inégale des pôles de prospérité dans le monde et de l'écart croissant entre ces pôles et les régions pauvres, voire misérables, qui restent en dehors de l'évolution du savoir et de son usage ?
Un livre de qualité, agréable et enrichissant et qui ouvre des perspectives de réflexion bien actuelles.
Fayard 2017 - 297 pages