Ce roman est, pour moi, la découverte de ce que peut être la passion perfectionniste appliquée ici à un art martial, le karaté, où la poursuite autoentretenue de la voie l'emporte sur le but. Passion qui pourrait avoir d'autres objets, comme le fut celle de la peinture chez de Staël ou Rothko, présentés en ce moment à Paris et qui les détruisit. Suivre pas à pas cette ascèse et ses chemins est fascinant et en même temps dérangeant par la dévotion à soi-même qu'ils impliquent en même temps que la poursuite d'un absolu aux contours fuyants. Est-ce sagesse ou délire ?
En poursuivant cette voie, l'auteur règle certains comptes avec une famille qui l'avait empêché, jeune, de suivre le chemin d'un père pionnier du judo français. Ce n'est qu'assez tard qu'il accède à une véritable formation de karatéka. Subjugué par l'admiration qu'il porte à son père, il y consacrera toute son énergie et vouera son destin à cette voie. Le roman montre bien toute la rigueur, toute l'exigence de ce choix, mais aussi ce qu'il apporte et enlève à celui qui le fait.
Ce qui me paraît faire la qualité de ce roman de formation est le soin que prend l'auteur à nous faire entrer avec lui, pas à pas, dans sa vie intime, ses efforts patients, ses joies profondes associées à ses progrès, mais aussi dans ses moments de doute parfois proches du rejet de la voie choisie, si exigeante et si solitaire. À cela s'ajoutent des portraits de maîtres fascinants et habiles à faire ressentir à l'élève comment se construit une progression, sans jamais cependant lui dire explicitement ce qu'il doit faire, qu'il doit, peu à peu, découvrir.
J'ai particulièrement aimé l'analogie entre ce corps qui apprend et un livre qu'il faut écrire. Les gestes du karatéka sont des mots. Les figures, de plus en plus complexes, sont des phrases qui unissent ces mots par le moyen d'une syntaxe qui est justement l'essence de cette discipline. L'intériorisation progressive de cette syntaxe donnera à ces figures leur naturel instinctif, vif et précis, qui les rend redoutables dans le combat. Mais quels efforts entêtés sont nécessaires pour cela !
Le récit que l'auteur nous présente de sa vie et des sacrifices faits pour poursuivre la voie montre à quel point ce choix a un prix. Je ne peux m'empêcher de penser à ceux qui sacrifient beaucoup pour devenir un grand musicien, un scientifique de valeur, un 6e dan de karaté ou autre et qui patinent sur le chemin. Essayer n'est pas une promesse de réussite et la sanction peut être rude. Elle le fut autant pour Rothko et de Staël, qui avaient pourtant réussi à construire une œuvre.
Notre époque, qui oublie nos liens aux autres pour se concentrer sur l'individu et son développement, favorise-t-elle ce type de choix ? Ce roman confirme, s'il en était besoin, qu'une telle concentration sur soi porte la promesse d'un rapport aux autres difficile. C'est un choix qui peut être lourd de solitude et d'incompréhensibilité. Un choix d'exception, certainement pas une règle.
Stock (2023), 360 pages