Ce roman de science-fiction réussi tente d'enfermer le lecteur dans un dilemme politique qui à mon avis ne se pose pas si simplement, un choix entre une société individualiste anarchisante qui fait de la liberté individuelle sa valeur fondamentale et un monde proche du nôtre, régi par des lois et hiérarchisé. Écrit en 1974, ce livre n'échappe pas aux délices du rêve soixante-huitard, qui pense qu'un monde idéal est celui où il est interdit d'interdire et de posséder ! Pourtant, même si réduire la politique à ce choix est une hypothèse irréelle, la réflexion menée autour de cette question est passionnante.
 
Sur Urras, une sorte de terre peuplée d'États de droit, une ancienne révolution anarchiste avait éclaté et entraîné une modeste part de sa population à émigrer sur une planète satellite, Anarres, pour y mettre en œuvre son utopie. Anarres fonctionne, mais assez mal et fort chichement. Après plus de 150 ans, une sorte de sclérose s'installe et une hiérarchie sournoise vient perturber la pureté du rêve original. Un physicien génial d'Anarres (mais qui découvre la relativité après avoir écrit son œuvre !), souffre de cette situation et va tenter d'y remédier en se rendant sur Urras en dépit des interdits. Il en reviendra, non sans mal ni sans avoir fait beaucoup de dégâts, sans succès et quelque peu amer.
 
Le roman, entrecoupé de réflexions souvent en forme de dialogue, se lit facilement et nous fait partager les espoirs et les actes des personnages dans leur recherche d'un monde idéal. Recherche aussi difficile que la nôtre, mais plutôt loin des clivages politiques qui se dessinent dans nos sociétés actuelles. Il n'en reste pas moins qu'il pose des questions encore délicates de nos jours, comme l'équilibre entre liberté et égalité, le fondement de la propriété ou la pertinence de la valeur d'enrichissement comme moteur de l'évolution. Ces questions n'ont pas de réponse tranchée, bien entendu, mais c'est pourtant la manière pratique d'y répondre, autant qu'à toutes celles que le livre n'aborde pas, qui construit nos destins. Un roman intelligent et utile, un peu daté.
 
Livre de poche (1974), 446 pages.