L'Allemagne et les Allemands (1945-1955)

Si une guerre s'installait de nos jours, les moyens de destruction seraient tels que la désorganisation de la société serait vite totale. De plus, les mouvements de population massifs associés rendraient la situation encore plus difficile. C'est ce que l'Allemagne a connu lors de sa défaite de 1945 et constitue le sujet de ce remarquable essai. Et, ce qui a été le sort des vaincus, ne serait-il pas aussi celui des vainqueurs de nos jours, sans même évoquer le recours à l'arme nucléaire ? À méditer à notre époque où les tensions croissent dangereusement et où la mémoire des drames de 1945 s'efface.
 
Sans emphase, ce livre nous plonge donc dans la situation où s'est trouvée l'Allemagne d'alors, quand infrastructures, transports, approvisionnement, habitat ont été anéantis. La structure sociale elle-même refusait de fonctionner sur les bases antérieures, qui avaient conduit à un tel chaos. En particulier, ce sont les femmes qui ont conduit la survie de leur famille et de leurs biens pendant la guerre. Les hommes qui rentrent, épuisés, blessés, ont perdu leur superbe. Leur sacrifice n'en a pas fait des héros. Bouleversement dans les pays du KKK * ! La référence au passé est alors vaine et même trompeuse, seuls présent et futur, peuvent être des guides. Le livre montre combien cette volonté de dépasser une histoire tragique s'est associée aussi à un oubli de la responsabilité d'un peuple qui avait pourtant largement approuvé et soutenu le nazisme et qui, ainsi, a longtemps prétendu avoir été victime et non acteur. La question se posera également de laisser l'occupant juger les crimes nazis, ou d'y associer une partie (mais laquelle ?) des Allemands.
 
N'oublions pas non plus qu'alors 50% de la population est constituée d'individus déplacés, allemands et étrangers en limite de survie. Travailleurs forcés, prisonniers, émigrés d'origines multiples, dont ceux qui fuient la servitude communiste et la vengeance des troupes russes, sans-abris, réfugiés, tous ces êtres essaient de vivre, mais ne partagent qu'à la frange des valeurs et les règles d'une vie commune. L'ordre, dans un premier temps, ne peut qu'être imposé par l'occupant. Voici venu "le temps des loups", comme l'écrit l'auteur.
 
Le livre montre aussi le virage pris lors de la réforme monétaire de juin 1948 qui a été à l'origine de ce qui a été appelé le "Miracle allemand". Ce miracle avait aussi pour base un phénomène peu connu qui est que la capacité industrielle allemande était encore debout à 80% à la fin de la guerre. Il semble aussi que le peuple ait pris conscience à la même époque, que la folle liberté qui avait suivi l'armistice devait être associée à un retour aux valeurs traditionnelles en vigueur avant le nazisme. Le résultat fut spectaculaire.
 
Ce livre, qui ne saurait évidemment pas être considéré comme un vadémécum du bon usage de la défaite, est surtout l'occasion de réfléchir aux drames silencieux qui succèdent aux grandes euphories des jours de paix. Et peut-être aussi de réfléchir à la responsabilité associée au choix de la voie des armes aujourd'hui. En conclusion et pour être plus spécifique sur l'Allemagne, dont l'organisation démocratique est fort récente, j'aimerais citer la remarque faite par l'auteur en 2019 : "La stabilité de la démocratie allemande, sa capacité à produire un discours, n'a pas encore été confrontée à l'épreuve d'une véritable crise existentielle". Nous y sommes aujourd'hui et nous allons savoir.
 
Actes Sud (2019), 360 pages
 
 * KKK = Kinder, Küche, Kirche de l'Allemagne traditionnelle signifiait que les femmes avaient pour tâches exclusives les enfants, la cuisine et l'église, les tâches non ancillaires étant réservées aux mâles.