Ce livre est rédigé en anglais et n'a pas encore reçu de traduction française, bien que disponible en France. Dommage, car ce roman historique est une merveille de sensibilité et de réserve sur le délicat sujet de la place difficile des noirs américains aux USA, telle qu'elle était au début du siècle précédent. Une jeune femme nommée Belle da Costa Greene, noire de peau claire, se fait passer pour blanche. Intelligente, habile et ayant reçu une éducation supérieure, elle devient le bras droit du financier et mécène JP Morgan pour développer la Pierpont Morgan Library, dont elle prendra ultérieurement la direction. Elle savait marcher sur une corde raide ! Un magnifique récit qui, parfois, serre la gorge, au cours de l'ascension sociale si fragile de cette femme seule et déterminée.
 
Le musée de la Pierpont Morgan Library est ouvert aux visiteurs et abrite une somptueuse collection de manuscrits, d'incunables et de livres de la fin du moyen âge et de la Renaissance, qui s'est élargie par la suite à d'autres domaines. Il rend d'ailleurs un hommage éclatant à cette femme sur son site et lui consacre l'an prochain une exposition.
Car Belle a été à la fois la libraire, la tête chercheuse de nouveaux documents, une redoutable négociatrice, une experte et à la fin de sa vie, la stratège de l'institution, qu'elle voulait ouvrir au public, ce qu'elle a obtenu de la famille Morgan.
 
On est stupéfait lorsqu'on mesure le faisceau de qualités que réunissait cette femme pour bâtir avec JP Morgan, comme le livre le montre admirablement, le contenu de ce musée. Issue d'une famille noire modestement aisée, mais ostracisée, elle va néanmoins se trouver face aux classes supérieures de la société américaine, aux marchands d'art pas toujours corrects, aux experts à la parole tremblante et parfois achetée et manipuler pour le compte de la famille Morgan des sommes canoniques. Il fallait pour cela une fermeté, une distance et une habileté, qui stupéfient. Elle a su tenir son rang.
 
Le livre décrit certaines séances de négociations dignes des meilleurs suspenses. J'y ai parfois retrouvé avec émotion des instants de ma propre vie professionnelle, avec toute sa crudité ! Ces passages restent à mes yeux un des moments forts du roman. Un autre est cette volonté de donner un sens à ce travail, au-delà de la satisfaction du désir de possession de son mécène, stratégie qui aboutira à l'ouverture au public de la collection.
 
Une autre grande force du roman, écrit à quatre mains, est la plongée dans le racisme largement partagé qui régnait au début du siècle précédent. Avoir trompé ses interlocuteurs, y compris les plus intimes, sur ses origines ethniques, est un chef-d'œuvre d'habileté, mais quel en fut le prix ? Éviter sa famille en dépit de son affection, pour ne pas être confondue, a dû lui coûter très cher. De même, le prix affectif aura été élevé, pour ne pas s'engager dans une vie de couple qui aurait pu conduire à un enfant de couleur, ce qui l'aurait trahie. Il fallait que l'enjeu soit à la hauteur des sacrifices et il l'était à ses yeux.
 
Une histoire exceptionnelle, donc, portée par un personnage que l'on ne peut qu'admirer et que ce roman met en scène avec une sensibilité qui lui a valu les plus grands respects du monde littéraire américain. Un très grand livre !
 
Berkeley (2021), 344 pages.