La vie de l'auteur (1948-2022) a connu de tels écarts, qu'il a pu à la fois traverser l'enfer où il a parfois vécu comme un "prince" et le paradis pour former son jugement sur cette vie effrénée. Ce roman, formé de scènes fortes, partiellement autobiographiques et propres aux vies déréglées de jeunes individus nageant dans une richesse sans limite comme les traders des années 1980, est caviardé de réflexions sur les antidotes éventuels à l'hubris que cette situation outrée provoque, mais débouche sur un pessimisme profond. Sommes-nous concernés ? Non, à priori. Et pourtant...

 

Et pourtant, il me semble que nous sommes bien concernés de façon insidieuse et d'autant plus dangereuse. L'enrichissement des sociétés développées, bien que loin des excès qui structurent ce roman, a modifié en profondeur les peuples qui en bénéficient, quelle que soit leur culture. Citons quelques signes qu'ils partagent systématiquement : déclin des religions, baisse de la natalité et donc de la confiance en l'avenir, individualisme outrancier, délitement des institutions collectives, substitution du ressenti à la raison, refus des principes collectifs, comme une morale partagée, pessimisme sur l'avenir, etc. Cette situation, que chacun peut constater et qu'il est difficile d'attribuer à autre chose qu'à cette montée du niveau de vie, est superbement ignorée des réflexions politiques et même, à ma connaissance, de la philosophie, dévorée par une sociologie plutôt court-termiste.

Revenons au roman, éblouissant de verve et riche, parfois, d'une sensibilité émouvante. Passons sur les scènes, sans doute partiellement autobiographiques, de la vie débridée des traders, ivres de dollars, de sexe et de stupéfiants. L'homme et la femme, livrés à la parousie de leurs instincts que rien ne limite sont laids, sales et seuls, en sont conscients et glissent vite vers leur annihilation. Alors, parfois, leur chute est ralentie par un contact avec autre chose que leur égo, un échange qui leur fait espérer, dans leur pessimisme, qu'ils ne sont pas totalement isolés. On ne manquera pas cette jolie pensée "qu'il n'est pas plus grande faute que de ne pas déclarer à un être qu'on l'aime" !

Ce livre dérange un lecteur "normal". Mais, comme souvent, l'excès soulève un coin du tapis sous lequel l'homme "normal" cache une partie de ses turpitudes et de ses angoisses. La lecture de ce texte, où la qualité de la traduction est une source non modeste de sa valeur, ne manquera pas d'une part de confronter celui qui se veut sage à ce qui bouillonne dans les profondeurs de son être et l'amènera peut-être d'autre part à méditer sur le rôle de l'effet de l'enrichissement sur nos sociétés. Pessimisme inutile ? Pas si certain, lorsqu'on constate que c'est cet effet toxique sur les sociétés que le "Sud global", incluant la Russie, reprochent au monde occidental riche et jugé dépravé. Il est certes plus facile de condamner que de bâtir une solution qui ne jetterait pas le bébé avec l'eau du bain ou de se hisser au même niveau de richesse ! Mais la condamnation mérite d'être entendue et traitée. Ce n'est certainement pas avec un corps politique sans imagination et qui ne voit le progrès qu'à travers des hausses de pouvoir d'achat, que le problème posé se résoudra.

Œuvres complètes (8 romans) éditées chez Anne Carrière (2023), 1407 pages