Il ne me semble pas pouvoir exister un récit des circonstances de la défaite de 1940 plus profond, plus prégnant et mieux circonstancié que celui-ci, qui fut écrit de juillet à septembre 1940 par l'auteur, ancien combattant émérite de la 1re guerre et professeur d'histoire à l'université et qui s'était rengagé comme capitaine, pour servir à l'état-major de l'armée française d'où il put observer, sans filtres, les actes et les comportements qu'en historien, il prit soin de noter. Un livre intelligent d'une lecture facile et qui dispose en outre d'une remarquable préface de Stanley Hoffmann.

 

La France fut victorieuse de l'Allemagne en 1918, certes, mais difficilement et à un prix qui se paye encore. Le traité de paix fut un échec, laissant la plaie béante avec l'Allemagne et isolant une France épuisée qui ne sut pas se redresser, subit la crise financière et se livra à des jeux politiques au-dessus de ses moyens économiques face à un ancien ennemi revanchard qui, lui, réactivait son industrie, particulièrement militaire, avec succès.

Cette victoire passée donnait l'illusion de l'invincibilité de la France. Or, la doctrine stratégique militaire française, établie par les vainqueurs de 1918 vieillissants, était l'apologie de la défense statique, quand les progrès techniques donnaient un avantage déterminant au mouvement. Certains, comme de Gaulle, l'avaient compris, mais ne réussirent pas à l'imposer. De plus, la réflexion stratégique est restée légère et incomplète, tout en se perdant dans des détails confondants. Par ailleurs, en matière d'exécution, des habitudes paralysantes prévalent encore en pleine guerre, privant les mouvements ou les décisions de la rapidité nécessaire. Les exemples cités sont difficiles à croire, comme celui du port de Cherbourg où, en pleine guerre, les horaires d'ouverture du port restent fixés à 9 heures ! L'auteur montre bien ainsi comment la défaite fut celle du commandement, à la fois dans la stratégie et dans l'exécution.

L'auteur apporte un autre élément, moins technique, mais plus culturel, qui conduisit le commandement à envisager la défaite bien avant que le sort des armes y conduise. Celui-ci, loin du peuple réel, considérait en effet que les orientations politiques intérieures, l'américanisation des mœurs, voire l'industrialisation, étaient des péchés si graves qu'ils ne pouvaient que conduire au déclin et à la défaite une France idéalisée par ses vertus rurales. Sans doute ignorait-il qu'on ne lit pas l'avenir dans un rétroviseur.

À cela s'est ajoutée la grande faiblesse du renseignement, particulièrement en matière d'équipement militaire de l'ennemi. Pire, l'idée de vitesse des chars et avions ennemis était inconcevable pour le commandement français qui, reculant ses troupes de 150 km, pensait les mettre à l'abri quand cette distance était franchie par l'ennemi en quelques heures seulement. Le commandement français a été de surprise en surprise et l'a payé par la défaite alors que les moyens disponibles, correctement utilisés, auraient pu conduire à un autre destin, comme le déclaraient d'ailleurs de nombreux officiers.

La richesse de ce témoignage est impressionnante et convaincante. Mais le livre apporte aussi la réflexion de l'auteur devant cette défaillance du commandement et les hommes qui l'assuraient, en se préoccupant plus des mots que des choses qu'ils représentent. L'auteur, historien, insiste sur la grande difficulté de la prévision quand les choses bougent. La très grande faute du commandement français fut d'avoir négligé ce que la vitesse du mouvement des armes et des hommes allait changer. Ce fut "une guerre de vieilles gens ou de forts en thème, engoncés dans les erreurs d'une histoire comprise à rebours".

Le livre présente aussi une réflexion sur l'état de la société civile de l'époque et ses valeurs, "l'examen de conscience d'un français". De même qu'il n'épargne guère le commandement militaire, il n'épargne pas non plus les classes sociales alors à l'œuvre ni ses représentants, dont les valeurs et les divisions profondes ont été le terreau de cette déroute. On ne peut s'empêcher de comparer cela à la situation de la France de 2024, une société fracturée qui, face à un danger réel, serait sans doute aussi incapable de se défendre qu'elle l'a été en 1940, bercée en outre par l'illusion de la dissuasion nucléaire, arme politique, mais sans efficacité militaire autre que sacrificielle.

Avec courage, l'auteur, juif et persécuté, est entré dans la résistance et la clandestinité en 1943. Arrêté par la Gestapo, il sera fusillé le 16 juin 1944.

Folio Histoire 27 (1946), 328 pages