À la lecture de l'interview de Peter Turchin dans un récent "Express", je me suis lancé avec enthousiasme à la découverte de ce livre. La suite fut plus nuancée, car je ne partage pas l'espoir de l'auteur de pouvoir modéliser et prévoir la stabilité sociale des groupes humains, quels que soient leur culture et leur développement économique, sur la base de deux paramètres seulement, même si ceux-ci sont importants.
Au moyen d'une analyse de l'historique des mouvements sociaux depuis Néron, l'auteur met en effet en évidence que l'instabilité est toujours accompagnée de la baisse relative des revenus modestes d'une part et de la surproduction d'élites, d'autre part. Cela suffit-il à construire un modèle prédictif ? Il n'en reste pas moins que la partie analytique qui conduit à la mise en évidence de ces deux facteurs, passionnante, justifie largement la lecture du livre.

 

Une analyse historique des cycles d'harmonie des sociétés

C'est donc, pour moi, de son travail historique (les facteurs de l'instabilité sociale) et de sa méthode (analyse massive de données historiques) que ce travail tire sa valeur. Le livre établit d'abord que toutes les sociétés traversent des périodes d'harmonie suivies de périodes de troubles. De plus, cette alternance a l'allure d'un cycle plus ou moins long, mais qui, pour nos sociétés, est de l'ordre de 200 ans. L'existence de ce cycle ne dépend ni du type de régime ni des préférences culturelles des peuples concernés. Ils ont, tout au plus, une influence sur la durée des cycles. C'est une première constatation intéressante que l'on n'apprend pas dans les livres d'histoire et qui semble avoir échappé aux milieux politiques.

Les deux facteurs d'équilibre

Une seconde découverte, bien circonstanciée, est que deux phénomènes essentiels concourent à ces ruptures d'harmonie des sociétés. Le premier est la baisse relative des revenus réels de la population modeste bien que le PIB croisse, ce qui entraîne une détérioration de son bien-être subjectif et donc le sentiment que les élites ne travaillent pas en sa faveur. L'autre est précisément que ces élites capturent cet accroissement de richesse et que le nombre des aspirants à cette classe des élites se multiplie en matière de diplômes et de formation. Or cette vague d'aspirants finit par dépasser très largement les emplois offerts et laisse sur le carreau une large part d'entre eux, nommée ici les aspirants frustrés. L'auteur appelle cela la surproduction d'élites et retrouve ce phénomène associé à la montée des troubles à toutes les époques historiques et sous tous les climats.

La "pompe à richesse" et les élites frustrées

L'auteur résume par un mot, la "pompe à richesse", cette situation, où l'accroissement du PIB est capturé contre l'intérêt général par une élite restreinte, contredisant ainsi le mythique "ruissellement". L'explosion actuelle du nombre des grandes fortunes en témoigne dans de nombreux pays et est souvent relevée par la presse, particulièrement aux USA. Mais, même si ce fait est en soi dommageable, c'est surtout sa conséquence, la création d'aspirants frustrés, qui est la plus grave. En effet, ces élites non employées se rebellent contre une société qui ne les a pas reconnues et deviennent des contre-élites radicalisées. L'auteur cite de nombreux exemples de tels "frustrés" qui ont changé de camp et aidé à provoquer des révolutions, comme Robespierre, Lénine ou Castro, tous avocats frustrés. À ce propos, l'auteur rappelle que ce n'est jamais le "peuple" qui fait les révolutions, mais précisément des individus capables d'organiser, strucurer et diriger. Tout ce qui par exemple a manqué aux "Gilets jaunes".

Un travail riche sur l'harmonie des sociétés

L'essai, parfois un peu brouillon, met l'accent sur de nombreux autres aspects de l'harmonie des sociétés et de sa détérioration. Mentionnons le rôle essentiel des institutions, facteurs de l'identité commune des collectivités, dont la contestation est un signe négatif. Mentionnons aussi sa réflexion sur l'immigration que les gauches de tous les pays ont toujours perçue comme un moyen utilisé par l'élite pour faire baisser le coût du travail. Lesquelles gauches sont aujourd'hui empêtrées entre cette évidence et les idéologies appelées autrefois "tiers-mondistes" qui les animent. On trouvera aussi d'intéressantes segmentations des régimes nommés militocraties, ploutocraties, bureaucraties, théocraties, etc., et de leurs caractéristiques plus ou moins démocratiques. La fin du livre se consacre aux USA et aux perspectives assez sombres de sa société déchirée. On y retrouve à l'œuvre les deux facteurs d'appauvrissement relatif de la classe modeste et l'explosion du nombre des élites qui capturent la richesse de la croissance. Il propose aussi des remèdes, tous amers.

Charité sociale ou revenus ?

Je souhaiterais ici faire une remarque personnelle, inspirée par le fait qu'en dépit d'une compensation de cet effet d'appauvrissement en France grâce aux multiples aides sociales, la perception des Français modestes de leurs revenus reste négative et conduit à des effets voisins de ceux qui auraient lieu sans cette compensation. Il me semble en effet que celle-ci est reçue comme une sorte de charité, d'ailleurs instable et donc imprévisible, et non comme une solidarité pérenne. Il suffit de se remettre en mémoire les demandes si souvent exprimées, qui tournent toutes autour d'une demande d'une juste rémunération du travail, ce qui n'a rien à voir avec la charité sociale. La demande des agriculteurs est exemplaire de cela. Il y a là, me semble-t-il, un vaste chantier digne d'un grand parti politique qui se sent responsable de la classe moyenne et de sa représentation politique. Et, si l'auteur de ce livre a vu juste, qui se sent aussi responsable d'une meilleure harmonie sociale.

Un livre ambitieux et riche qui doit être lu par ceux que la situation actuelle de l'Occident inquiète.

Le Cherche-Midi (2024), 450 pages