Il faut lire ou relire ce roman puissant, dont l'image est troublée par la réputation excessive de ses scènes crues. Il contient en effet une réflexion sur l'évolution de l'Angleterre de 1928, mais qui vaut également pour l'Europe. L'arrivée violente de l'industrialisation y détruit les structures sociales fondées sur la propriété terrienne. À cette structure, perdant son utilité et non remplacée, se substitue une évolution vers l'individualisme que nous constatons encore de nos jours. Mais il contient aussi des réflexions passionnantes sur la formation d'une personnalité, sur la beauté du monde qui perd ses droits, sur la richesse et ses sources, etc. Un très grand livre.
Quelques mots, d'abord, sur les scènes de plaisir charnel qui ont tant contribué à son succès. Elles ne sont jamais sales, jamais violentes, jamais dégradantes pour l'un ou l'autre des partenaires. Internet nous a conduits dans une zone beaucoup plus grise depuis ! Et elles ont le mérite de nous rappeler leur rôle de construction et de ciment du couple, et de révélateur de chacun des partenaires. Tout cela était neuf à cette époque dans un roman "bourgeois".
Mais ce qui frappe d'abord à la lecture est la description de la lente disparition de la structure rurale et aristocratique de la société. Le contrat entre l'aristocratie et le peuple est en train de se dissoudre dans l'acide de l'industrialisation. Le vieil équilibre inégalitaire, mais accepté comme naturel, vacille. D'autres structures s'installent, fondées sur l'argent et des principes universels, isolant l'individu dans sa nouvelle servitude, que ce soit l'aristocrate désorienté, privé de sa fonction sociale ou le nouvel ouvrier qui devient marchandise et frôle sans cesse la misère. Il aura fallu les 30 glorieuses qui ont suivi la guerre pour raviver l'espoir d'un nouvel équilibre. Espoir aujourd'hui déçu, qui conduit à la maladie grave de la démocratie en échec et au populisme. L'inquiétude qu'exprime le roman était fondée.
Une autre conviction profonde de l'auteur m'a touché et convaincu. L'individu, en effet, ne révèle jamais ce qui est en lui sans une interaction humaine qui l'oblige à agir et à faire appel à ses ressources profondes, qu'il ignore souvent lui-même. Le chercheur serait-il productif sans les échanges et la pression des autres ? Quelle dignité familiale saurions-nous établir sans la longue relation avec un conjoint et les enfants à qui nous devons plus que nous ne pensons ? Quelle qualité morale aurions-nous dans la solitude, sans le contrôle et la réaction de nos amis, de notre famille ? Quel pauvre citoyen sommes-nous devenus, nous qui nous contentons d'un vote (et encore pas toujours !) qui ne débattons plus sur le forum, nous, enfermés comme nous voulons l'être dans la foule de ceux qui pensent comme nous, c'est-à-dire qui ne pensent plus. Seul l'échange avec d'autres nous sort du triangle des pulsions de la bête, se nourrir, se reproduire, se défendre. Sommes-nous en train de l'oublier ?
D'autres fils de ce roman méritent aussi notre lecture. Citons par exemple, cette difficile éclosion de la liberté de la femme incarnée ici par Connie qui découvre ainsi son propre pouvoir sur son destin, l'éclatement en deux de son époux, en haut/bas par la guerre et en intérieur/extérieur par la destitution de sa fonction d'aristocrate par l'industrialisation, la perte de valeur de la beauté emportée par le tourbillon de la recherche du bien suprême, la richesse, et tant d'autres. Oui, ce roman est un grand livre prémonitoire et subtil, qu'il convient de lire ou de relire.
Folio classique 2499 (1928), 342 pages