Pékin face à l'Asie centrale
Est-il opportun de s'intéresser aux états d'Asie centrale, comme le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan, le Tadjikistan ou le Turkménistan ? Ils sont, dans notre souvenir, un lieu du pouvoir soviétique défunt, mais nous n'avons sans doute pas mesuré combien ils sont devenus un enjeu essentiel de ce qui se passe en Asie pour des motifs géographiques et culturels, mais aussi de ressources minérales. Les influences russes persistent, mais Pékin, Ankara et Téhéran sont entrés dans un "Grand Jeu" diplomatique, titre de ce remarquable livre. Certes, prédire l'avenir n'est pas plus simple ici qu'ailleurs et même sans doute moins. Mais mesurer les enjeux, comprendre les attentes des compétiteurs et, tout simplement, mieux connaître ces pays est une donnée de culture générale plutôt rare, qu'offre ce livre.
La Chine est incontestablement l'acteur qui a le plus profondément changé depuis la fin du soviétisme et dont les ambitions ont peu à peu reçu les moyens nécessaires, économiques et militaires, apportés par la richesse croissante de la Chine. En face, la Russie a non seulement perdu son autorité légale sur ces immenses territoires, mais aussi, progressivement, les moyens de ses ambitions, son PIB étant moins du 10e de celui de la Chine. S'il est facile de comprendre la rivalité qui s'exerce là entre eux pour le contrôle des immenses richesses minérales de ces pays, il l'est aussi de voir dans un tel rapport de forces une des clés de l'avenir de ces pays.
De plus, pour la Chine, ces pays ont un intérêt stratégique essentiel, celui d'être traversé par les "Nouvelles routes de la soie", ces voies en cours d'établissement du trafic commercial vers l'Ouest et véhicules de l'influence "soft" de ce pays. La Chine est par ailleurs un partenaire commercial essentiel de cette Asie Centrale qui renforce ainsi sa position au fur et à mesure de la croissance de sa production industrielle et des besoins considérables qu'elle entraîne.
Le livre montre bien le jeu stratégique mené par la Chine, qui, là comme au Xinjiang, espère apporter paix et harmonie et donc reconnaissance, en aidant le développement économique de ses partenaires. Elle traite ses Nouvelles routes de la soie comme un vecteur de cette politique (le Tianxia). Réussira-t-elle ? L'auteur est réservé sur le succès de cette stratégie qui, jusqu'ici, n'a pas fonctionné au Xinjiang et qui apparaît comme un piège d'endettement pour les pays concernés, qui sont donc partiellement sur la défensive.
De plus, l'auteur nous fait plonger dans les méandres obscurs de la maladie de l'Islam qu'est le terrorisme dans ses variantes multiples. Chacun des pays de l'Asie centrale y est confronté, avec des réactions aussi différentes qu'il y a de pays, sans oublier le rôle joué par l'Afghanistan ou même le Pakistan, ce que l'Inde ne peut d'ailleurs pas ignorer. Quant à la Chine, elle y est confrontée dans son rapport tendu devenu violent avec les populations ouïghoures, montrant ainsi une réalité d'exercice du pouvoir qui ne joue pas en sa faveur dans ces enjeux.
Ajoutons au passage les influences encore vivantes que la Perse a eues sur certains de ces pays et celles du rêve panturc issu des souvenirs ottomans, ce que la Turquie joue dans ce "Grand Jeu". Ces liens persistants, même modestes, ajoutent à la complexité de cette situation que l'Europe ne peut pas et ne doit pas négliger pour la sécurité de ses approvisionnements stratégiques et parce que la rivalité Russie - Chine dans cette région peut conduire à des développements qui ne peuvent que la concerner.
Merci donc à ce livre, à l'extraordinaire masse d'informations et de propositions qu'il apporte. Ceci a été permis par l'intime connaissance que l'auteur a de ce monde si lointain pour la majorité d'entre nous. Connaissance académique profonde, mais aussi vécue, qui lui permet de sonner souvent si juste.
Cerf (2023), 280 pages
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