La nostalgie d'un code d'honneur guidant nos relations humaines est le thème profond de ce touchant roman. Préoccupation démodée, certes, à laquelle s'est substitué un code de la consommation et des droits individuels envahissants. Ici, notre maître d'armes n'en a cure et règle sa vie sur ce concept suranné. Respect de soi d'abord qui l'a conduit à dominer avec panache un art qui peu à peu se perd pour devenir ce qu'il nomme avec mépris un "sport". Il est convaincu qu'une arme est faite pour tuer celui qui menace son honneur et donc que celui-ci sera défendu à la mesure de la qualité du maniement de l'arme. Ainsi, avant de poser son fleuret au râtelier, il rêve de trouver la botte imparable, "la plus parfaite qui eût jamais surgi d'un cerveau humain". Quand sa vie ne tiendra plus qu'à un fil et en tuant le diable, il la trouvera, au mépris du dernier feu des sens qui a failli l'emporter.
Nous sommes en Espagne, à la fin du 19e siècle. La monarchie craque, la guerre civile menace, les intrigues politiques vont bon train et l'apocalypse n'est pas loin. Chacun pour soi est la règle de la survie, quand les institutions vacillent. Chacun joue les coups qui l'arrangent pour arrondir son magot et assurer son pouvoir. L'honneur ? De quoi parlez-vous ? Les aventurier(e)s sont rois et la vie humaine n'a guère plus de valeur qu'une autre monnaie. Situation pas toujours perceptible à un regard superficiel ou embué par la forme des actes, car le geste élégant, la parole aimable, l'habit somptueux, le charme civilisé font illusion. La peau reste saine un temps, même quand le cœur pourrit.
Le maître d'armes s'est peu frotté à la vie réelle et à ses pièges. Tout à son art et à une morale hors temps, il ne voit pas le danger quand il se présente. La beauté, l'élégance et la compétence d'une femme l'entraîneront là où elle le souhaite sans qu'il perçoive la menace. Pris dans le vortex d'une attraction fatale, il découvrira la trahison de ceux qu'il croyait être ses amis et verra s'y dissoudre des liens chers. Une danse macabre va alors l'encercler jusqu'à ce que sa vie soit directement menacée. Les ultimes ressources de son esprit et de son art le conduiront alors, face à la mort qui lui sourit, à la découverte de la botte absolue qui lui sauvera la vie.
Outre l'intrigue criminelle qui attache le lecteur jusqu'à la conclusion, le roman est un voyage passionnant dans le monde de l’escrime. Pour avoir un peu pratiqué cet art, je trouve ici un très grand plaisir à retrouver les manœuvres subtiles que je ratais si souvent ! Comme au judo, la force y cède le pas à l'habileté et la combinaison intelligente, un peu comme la diplomatie, dont le but n'est pas d'éviter la guerre, mais de la gagner à moindre risque. Une belle leçon et un très beau livre (sauf la bien inopportune illustration de couverture !), comme tous ceux que je connais de cet auteur.
Points P154 (1998), 277 pages