arnaud portraits
 
Près de mille pages ! Croyez-moi, on aimerait bien qu'il y en ait le double quand on arrive au bout, tant ce parcours dans le monde du portrait littéraire est riche et varié. Le portrait est un genre qui vit et a beaucoup évolué au cours du temps. Ses fonctions, son contenu, sa manière d'être changent avec les époques et les mœurs, sauf une : permettre à l'écrivain de parler de soi, directement ou indirectement. L'auteur nous prend par la main pour une fabuleuse traversée, de citation en citation. Une croisière en première classe, dont l'arrivée au port ne se fait pas sans nostalgie.
 
Mais, d'abord, comment comprendre le genre littéraire du portrait ? Un homme qui en décrit un autre ? Cela ne suffit pas. Il faut avoir une raison, un but, pour se lancer dans l'aventure. L'auteur nous montre comment ce but évolue par glissements successifs, voire avec audace parfois. Qui pourrait d'ailleurs douter que ce but n'ait été changeant au fil du temps et de l'évolution des mœurs ? Ce sera cette évolution historique qui fixera la trame du livre et sa découpe. Du regard sur soi et pour soi de Montaigne (était-il tout à fait sincère en le prétendant ?) aux longs examens introspectifs de Proust sur ses personnages en passant par les apologies du 17e siècle ou la verve acide de Saint Simon, le chemin est long, varié, mais toujours passionnant.
 
Et comment pourrait-on écrire le portrait d'un autre, sans être soi-même implicitement la référence ? Comment souligner la beauté sans dire ses critères propres en la matière, comment condamner ou louer un acte sans définir, peu ou prou, son échelle morale personnelle ? Et comment cacher, en parlant des autres, ses propres désirs ou ses propres dégoûts ? Le portrait littéraire, plus que le portrait peint, est un miroir, mais un miroir qui ne cache pas ce qui est derrière lui et même aide à le voir et à le situer. N'est-ce pas aussi ce qui le rend fascinant ? De plus, comme dans tout ce qui vit, l'objet du portrait ne se dévoile jamais seul, mais réclame pour être complet tout ce qui le relie au monde et interagit avec lui. Et, bien entendu, avec ce qui le relie à celui qui écrit. Une mise en abyme ?
 
Le portrait est aussi un révélateur délicat du talent des écrivains qui y ont touché. On ne décrit pas un homme comme on le ferait d'un objet, animé ou non. On sait combien l'être décrit est changeant, parfois insaisissable. Quels mots, quelles tournures parleront juste ? Quelle expression saura soulever un peu du voile qui nous cache l'autre ? Où convient-il de s'arrêter dans nos jugements pour ne pas trop parler de nous lorsqu'on parle des autres ? Les extraits proposés par ce livre répondent à cela avec toutes les nuances propres à chaque écrivain. Un régal pour qui aime lire. Et qui atteste de la force de la littérature française à travers les temps profondément divers de son histoire.
 
C'est aussi un repas qui nous est proposé là, un repas chaud et froid, salé et sucré, naturel ou pimenté, selon les extraits qui nous sont donnés à lire. Passer de Madame du Deffand à Céline, de Houellebecq à Diderot ou de la comtesse de Lafayette à Morand, c'est goûter au meilleur, par petites portions, c'est se faire plaisir sans s'étouffer et garder au fond du palais une saveur qui comble les sens. Un festin de belle littérature. Le livre peut être lu simplement pour ce plaisir, qui n'exclut évidemment pas celui, plus cérébral, de partager avec l'auteur son analyse de l'histoire du genre.
 
Et puis, petit détail utile : ce livre est sans intrigue, sans personnages à suivre ni à relier aux autres, etc. Alors quand un instant de liberté s'offre à nous, pourquoi ne pas en profiter pour lire quelques pages et savourer un personnage, un style, ou quelques commentaires pertinents de l'auteur ? Un délicieux livre à prendre et reprendre et dont le plaisir de lecture est toujours là. Dommage qu'il soit si lourd !
 
Robert Laffont Bouquins 2018, 925 pages