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Une relecture du "Voyage au bout de la nuit" a été pour moi une presque totale découverte. Un livre n'est pas que le produit d'un écrivain ; c'est aussi celui d'un lecteur qui à son rythme, évolue. Ce qui me séduit ou me déconcerte aujourd'hui n'est plus ce qui l'avait fait alors. Qui pourrait donc parler d'objectivité ? Tentons donc simplement de mettre au clair quelques aspects de ce qui m'interroge ou me touche en bien ou en mal dans la relecture de ce livre controversé, mais dont la force est indiscutable.
 
Ce roman est une avalanche. Blanche et pure à sa source, noire et chargée de débris dans la vallée qu'elle vient bouleverser.  D'une violence que presque rien ne peut arrêter. Et, comme l'avalanche qui, lorsqu'elle dévale la pente, cache le ciel qui s'obscurcit jusqu'à la nuit, ce roman fait peser un voile sombre sur l'image de l'homme qui s'en dégage, lorsqu'elle s'en dégage. Mais, pour notre bonheur sans doute, le soleil ne peut que reparaître et effacer les traces de ce moment terrible et effrayant. L'avalanche peut revenir, certes, mais cela ne ferme ni ne résume plus le monde que ne le fait le roman ; l'homme peut présenter des facettes voisines de celles choisies par l'auteur, mais il en a d'autres. Peut-être faut-il une vie pour s'en rendre compte.
 
J'ai, sur la source de cette avalanche, une hypothèse. La guerre, ce crime approuvé, parfois désiré, déchire les corps et les destins. Céline, en 14, fut plongé dans ce cataclysme et en a été profondément meurtri. Sa thérapie fut l'écriture, sorte de psychanalyse scripturale dont le "Voyage" est une étape. Comme lors d'une psychanalyse, ce qui remonte à la surface de cette âme qui perd son innocence ( sa blancheur initiale), sont des peurs, des fantasmes aussi réels et prégnants pour l'auteur que la réalité. Céline est bouleversé par ce qu'il a découvert et dégorge son angoisse dans un propos violent, porté par une langue  qui montre bien son désarroi. Sa valeur littéraire est là.
 
En revanche lorsque l'auteur sort de sa séance d'exorcisme, il retrouve des accents tout autres de solidarité humaine, de bonheur de vivre, de partage de cette joie de vivre. La crise qu'il a vécue en 14 face à cette déchéance de son image de l'homme l'a rendu presque fou. Mais ses moments de lucidité sont ceux d'un homme qui n'a pas perdu l'espoir et qui sait apprécier la vie. Ce qui aujourd'hui choque en lui est en très grande partie lié à notre perspective moderne très moraliste, qui se croit universelle et intemporelle et qui, lors de sa critique, attribue à un homme sain les propos d'un déboutonnage psychanalytique. Que ne dirait-on pas si les secrets des cabinets psychanalytiques étaient publiés ! Il me semble que notre actuel désir de pureté a des accents de désespoir qui pourrait bien conduire au fanatisme. Il faut être un ange pour accuser un homme de ne pas en être un...
 
Tout cela dit, on ne peut que reconnaître la puissance originale de ce roman à la couleur de ciel d'orage. Encore une fois, l'homme qu'on y voit décrit n'est qu'un fantasme d'homme coupable du choc traumatique subi par l'auteur dont, en en faisant le récit, il se dégage. Mais on sent aussi l'isolement que cela entraîne. C'est le prix, élevé, de la cure, déguisé souvent sous les oripeaux de la liberté. Oui, libre d'être seul... On notera aussi le talent de l'écrivain dans ses formules éblouissantes qui nous ravissent, concises, toujours inattendues. 
 
Une très grande œuvre littéraire, fulgurante et fragile, qui va bien plus loin que les propos bien-pensants et conformistes qui voudraient l'abaisser.
 
NRF La Pléiade - 505 pages