petrowskaja esther
 
"Le passé vit comme il veut, seulement il n'arrive pas à mourir". Cette citation traduit bien l'esprit de ce récit d'une quête d'identité poursuivie par une journaliste, née en Ukraine, mais qui travaille à Berlin. Sa famille, partiellement juive, a subi les tourbillons dévastateurs de la dernière guerre qui a défiguré la "Mitteleuropa". Elle nous entraîne dans ce passé explosé dont elle essaie de tirer son fil d'Ariane. Le charme de ce récit, amer et léger, réside dans son écriture animée comme par un rêve, où la réalité prend souvent la forme du brouillard.
 
N'espérez ni comprendre ni suivre un chemin logique au cours de ce voyage dans le monde d'hier dont les contours sont flous, mais souvent cruels. Coupable ou victime vis-à-vis des héritiers de ces temps meurtriers ? L'un et l'autre et cela est souvent déchirant. Au nom de quoi, d'ailleurs ? A quel point est-on responsable de ses ancêtres ? Et que sait-on de ce passé qui nous a fait ? "Le passé vit comme il veut..." Il nous obsède parfois, même s'il n'est qu'un mirage et souvent un couloir interminable, aux lucarnes grillagées et à la lumière blafarde.
 
Attendez-vous, en revanche, à faire un voyage privé aux côtés d'un guide inquiet et exigeant dans ce qui fut la gloire d'une Europe aujourd'hui réduite aux concepts. Car l'Europe existait avant les guerres du 20e siècle et elle avait un sens. Elle avait aussi la musique chatoyante de ses langues dont l'Européen cultivé en maîtrisait quatre ou cinq. Le fantôme d'Europe reconstruit de nos jours est creux et n'aura jamais la chair et le sang de ce qui a existé et qui fut détruit. L'auteur, à travers ce récit de l'histoire lacunaire d'une famille aux larges ramifications dans cette "Mitteleuropa" qui va de l'Allemagne à la Russie, nous associe à cette lente dissolution dans le malheur des haines, des guerres et des camps de tout ce qui constituait cette culture européenne vivante, aujourd'hui évanouie.
 
Un livre où l'absence de fil, d'intrigue, rend parfois la lecture incertaine, surtout dans les 50 premières pages, mais que la sensibilité et l'intelligence poétique de l'auteur rendent profondément attachant.
 
Seuil (2015), 288 pages