Soma (Salomon) Morgenstern (1890 - 1976) fut journaliste et écrivain autrichien. Il a vécu les deux guerres mondiales responsables des drames qui ont frappé la Mitteleuropa et en particulier ses habitants juifs. L'amitié intime et indéfectible qu"il eut pour Joseph Roth, auteur entre autres de "La Marche de Radetzky", fait que le portrait qu'il dresse de cet écrivain est aussi une autobiographie et, en même temps, un récit de la vie éblouissante et cruelle vécue par ces intellectuels déracinés par les événements.
La liste de ses amis est en effet longue et brillante. Citons, par exemple Alban Berg, Stefan Zweig, Theodor Adorno, Walter Benjamin, Robert Musil, etc. La vie intellectuelle de la première moitié du 19e siècle dans la Mitteleuropa fut exceptionnelle, blessée gravement par la guerre de 14-18 et achevée (ou presque) par la Seconde Guerre mondiale. Et le domaine littéraire n'a pas été seul à manifester cet éclat. Qu'on pense seulement à la peinture, à la musique ou aux percées scientifiques que furent la relativité ou la mécanique quantique qui, cent ans plus tard, n'ont pas été dépassées ni remplacées.
SM fut, dès son enfance, victime du sort et des hommes. Tout ou presque lui fut retiré : son pays, sa famille par étapes douloureuses, son rôle social, ses biens, ses écrits, ses ressources, etc. On peut ainsi concevoir qu'il dût se construire seul et que les amitiés qu'il pouvait préserver avaient pour lui une valeur considérable. Une bonne part de ce récit se situe pendant son exil parisien où résidait aussi son ami d'enfance, Joseph Roth, né en Galicie, comme lui, à l'époque de la fin de l'Empire austro-hongrois. Cette amitié fut d'une intensité prodigieuse et on reste étonné par la fidélité de SM à son ami Roth, dont le comportement fut souvent léger. Ce dernier, après une célébrité considérable que lui valut son roman "La Marche de Radetzky", connut lui aussi les souffrances de la guerre et de l'exil, aggravées par un caractère souvent inconséquent et difficilement supportable. SM lui restera néanmoins fidèle jusqu'à sa mort à 45 ans, détruit par l'alcoolisme.
Ce livre est d'une richesse que l'on ne perçoit que progressivement. Avec légèreté, par exemple, SM médite sur les événements de sa vie et nous fait partager ses pensées dans ce récit. Citons, par exemple sa longue fréquentation de l'alcoolisme qui emporta son ami et dont il eut si souvent à subir les conséquences et réparer les dégâts. Il en vient à se demander si Roth aurait été lui-même sans cela, ce Roth qui expérimenta dans sa vie toutes les formes de fuites, voulues ou subies et dont l'alcoolisme est sans doute le plus dommageable. Sans l'alcool qui lui était devenu indispensable pour écrire, quelle trace aurait laissée Roth, se demande-t-il ?
Ceux qui, comme moi, aiment ce que cette époque et ces peuples ont créé, trouveront pâture pour leur nostalgie dans ce magnifique roman à la lecture facile et toujours en alerte, soutenue par un style coulant, aidé par une belle traduction de l'allemand.
Liana Levi (1997) - 446 pages