Il y a plusieurs façons de lire ce beau roman, mais on ne peut que tomber sous le charme de sa sincérité pour nous faire partager les questions fortes qui ont traversé ce grand écrivain à la suite de la tentative d'assassinat dont il fut victime en 2022 à Chautauqua, aux USA. L'auteur nous touche quand sa vie vacille sous le coup d'une quinzaine de coups de couteau assénés par un musulman extrémiste et qu'il laisse percer son désir de vivre et d'aimer malgré tout. Mais, peut-être, ce roman est-il justement une histoire d'amour ?

 

L'amour d'Eliza, sa compagne, a sans aucun doute donné à l'auteur une force déterminante pour surmonter son épreuve. Eliza est, dans le texte, présente du second chapitre jusqu'à la dernière ligne. Elle concrétisait pour lui l'apaisement après "Les versets sataniques", la voie du retour à la vie normale et aux joies simples. Allait-il tout devoir lâcher avec sa vie ? Le livre montre quelle puissante force de désir de retrouver la beauté du monde et le bonheur qu'un homme peut y trouver, va alors s'emparer de lui. Qui resterait insensible devant cela ?

On peut se demander s'il fallait écrire et publier ce livre si personnel, si intime. L'écrire, il le fallait certainement. Une catharsis était salvatrice, devant l'horreur de l'instant et celle des soins qui ont suivi et qui n'ont pas pu éviter la perte d'un œil. L'auteur a profondément souffert du cauchemar répété de ce qui eut lieu, de ce qui aurait pu être fait ou dit et ne l'a pas été. Quelques secondes de sidération, sans défense ni fuite, sans un geste, et le drame a lieu. Cette acceptation tacite m'intrigue d'ailleurs, autant que l'auteur lui-même. Une parousie annonciatrice d'apaisement ? La reprise en main spectaculaire de son destin par l'auteur fut sa réponse à cet instant tragique, à laquelle l'écriture de ce texte a contribué. Le succès de cette cure par l'écrit fut tel que, à la fin du roman, l'auteur conviendra de sa totale indifférence au personnage de son assassin raté et à son sort.

Tout au long du livre, l'auteur pose, explicitement ou non, des questions essentielles sur ce qui construit notre vie. C'est là que font merveille la qualité du narrateur et sa belle, autant que lourde expérience. Mentionnons, par exemple, l'interrogation que l'on retrouve presque à chaque page sur la responsabilité de nos choix et de nos actes sur notre destin, en bien comme en mal. Peut-être conviendrait-il de pleurer plus souvent sur ses choix avant de se morfondre sur son sort ? Ou, autre exemple, quelle contribution les religions peuvent-elles avoir au bonheur des hommes et à leur capacité à vivre ensemble ? Modeste semble-t-il à l'auteur. Ou bien encore, quelle richesse n'y a-t-il pas dans une relation amicale réussie et plus encore dans une vie familiale aboutie ? Une part du rétablissement spectaculaire de l'auteur est sans doute aussi là. Un livre à relire, certainement, pour en extraire toute la moelle.

Voilà un roman que l'on quitte difficilement, tant il fait du bien et tant il suggère, à sa façon, une voie concrète du bonheur, ici et maintenant, un bonheur qui se construit et s'entretient, fondé sur le bon usage de la vie terrestre de soi et des autres et non sur des rêves d'absolu, sans matérialité. Un beau roman qui, derrière un récit très personnel, touche l'humanité réelle.

Gallimard (2024), 271 pages