Il y a des chocolats, les bons en général, qui ne livrent leur arôme complet qu'après les avoir longtemps fait fondre dans la bouche. On peut proposer l'équivalent ici en termes de lecture. Seule une découverte gourmande, un peu pensive, intermittente, pour laisser la vapeur des mots saisir l'esprit, rendra vraiment justice à ce roman. La légèreté apparente de l'intrigue peut faire penser que, sans doute, un verre de cognac dans une main qui ne le reposerait que pour caresser le sein d'une belle ajouterait-il un zeste de réalité à cette histoire que le rêve emporte souvent ! Quoi qu'il en soit, ce beau livre hongrois de 1918 se suffit à lui seul, si jamais les compléments évoqués se révélaient indisponibles.
L'écriture est magnifique, certainement aidée par une belle traduction. L'auteur aime les longues descriptions, tant de situations que de caractères ou de paysages, dont parfois le fil s'évapore dans un envol vers un insaisissable imaginaire. Est-ce toujours GK qui parle, ou a-t-il déclenché chez nous un mécanisme secret qui nous permet d'enchaîner sur ses propos, sans même en être vraiment conscient ? Sommes-nous encore les pieds dans la neige, comme nous l'étions il y a un instant avec Eszténa à l'entrée d'une crypte du cimetière, où elle me conduisait pour s'y accroupir sur mon sarcophage ? Romantisme échevelé, parfois proche du surréalisme et dont la saveur surannée ne manque pas de charme.
Au-delà de cette forme qui enchante, ce roman apporte aussi une méditation sur le mal de vivre en Hongrie à la sortie de la guerre et interroge sur le sens du monde que les années de folie destructrice moderne avaient achevé de faire dérailler. Peut-être n'y avait-il pas d'autre voie, comme on l'a dit de Mao pour la Chine ; mais la pilule était amère, qu'il fallait avaler pour transformer une société qui étouffait. Interrogation qui vire au pessimisme et à une fascination du néant et de la mort que roman reflète superbement.
Il est aussi un écho des années de la fin du 19e siècle et du début du 20e. Ce monde où tout était permis où le progrès n'avait pas de frontières, où la stabilité devait être éternelle, comme le dit remarquablement Stefan Zweig dans "Le monde d'hier". Le voyageur, héros de ce roman, en est un pur produit, curieux, noceur, goûteur de femmes, frivole en tout, tout en étant conscient de la vacuité de son existence facile, mais sans buts. N'est-ce pas un peu l'annonce de la malédiction des sociétés actuelles ? Quand deux fois au 20e siècle le progrès a permis à la brutalité guerrière de devenir plus destructrice et à des tyrans de donner corps à des idéologies folles, quand la consommation sans frein ne conduit qu'à la vacuité, qui ne douterait que le monde cherche son chemin et son sens, en dépit des multiples aspects matériels positifs que ce progrès a apportés. Tout cela est en filigrane dans ce roman, dans une forme et un langage propre à son époque.
Si plusieurs accès s'ouvrent donc pour lire ce livre, quel que soit celui que l'on choisit, il fournit un très heureux moment de lecture et de réflexion. Un tout petit livre très dense !
La Baconnière (2018), 152 pages