marai etrangers

 

Vivre un exil, choisi ou non, est une épreuve. Stephan Zweig, chassé de son pays, en est mort. Notre héros, hongrois séjournant à Paris, y acquerra une expérience considérable sur lui-même et sur le monde. Un magnifique roman qui nous rend intimement proches de situations que beaucoup ne connaîtront jamais, mais de plus en plus courantes dans notre monde actuel, le tragique des guerres en plus. Et quelle superbe fresque du Paris de l'entre-deux-guerres !

 

Mentionnons d'abord le style, factuel, précis, du roman. Les faits parlent et, s'ils nous inspirent des réactions, des émotions, ce seront les nôtres et non celles induites par l'éthique du romancier. Aucune théorie, aucune généralisation ; des faits seulement et pratiquement jamais ce que ressentent les acteurs du récit. Leurs actes les représentent, non leurs émotions. Que le monde a changé... Un tel roman serait bien difficile à écrire à notre époque où les moindres émotions sont les seules valeurs, étalées par les médias, comme, par exemple, sur un assez minable projet de barrage dont les mêmes médias nous laisseront ignorer (sans doute l'ignorent-ils eux-mêmes) ce qu'il est et ce que devait être sa fonction et son utilité.

Au-delà de cette forme remarquable, le fond nous fait partager, avec cette autobiographie partielle, la vie difficile d'un jeune lettré hongrois qui va chaque jour découvrir en quoi il est un "étranger". Malgré sa finesse, son éducation, sa tête bien faite et des ressources suffisantes, chaque contact humain lui rappelle que ses coutumes, ses gestes instinctifs sont hongrois et ne sont pas universels. Il est et reste seul, un étranger, au mieux toléré. Même un petit bout de chemin amoureux se terminera en cul de sac, tant le partage est difficile quand tout doit être réfléchi, calculé dans la relation à l'autre. Il est vrai qu'il s'était entiché d'une Bretonne régionaliste un peu pesante... Aux lecteurs étrangers de cette fiche je confierai que j'ai autour de moi mille exemples où, cette phase de solitude surmontée, des amis étrangers on su construire une vie raisonnablement heureuse en France en dépit de ce passage inévitable.

Ce roman est aussi un tableau vivant du Paris "cosmopolite" des années 30, quand notre capitale était le point focal du monde de l'art et de la culture. Et quand le milieu du centre de ce point était le café "Le Dôme". Vrais et faux artistes, vrais et faux gentlemen, fête permanente et Suze-Citron. Toutes les expériences sont possibles, souhaitables et souvent menées, quitte à empiler des cubes et des sphères et en souffrir (sic). Rassurons-nous, cela ne se reproduira plus. Nous avons un Etat qui encarte, subventionne, assiste. Nous avons même un Ministre et des Intermittents !

J'ai aussi aimé le séjour breton de notre héros, dans un monde qui meurt, mais qui avait réussi un équilibre de survie économique et intellectuelle que la croissance économique fait basculer. On peut aussi devenir "étranger" à son époque, à son pays...

Un très beau roman, écrit en 1930, qui montre la patte d'un écrivain exceptionnel.

N.B. Voir les autres fiches de Sandor Marai : Dernier jour à Budapest,  Les Confessions d'un bourgeoisLes BraisesDivorce à Buda.

 

Le Livre de Poche 33213 (2012) - 451 pages