"Il n'existe qu'une langue pour exprimer des vérités absolues : la langue de bois"
Méfiez vous de vos rêves ! Freud n'est pas loin. Quelqu'un de mes honorables lecteurs pense-t-il que l'amour soit une chose facile ? Qu'il le dise bien vite à SM, car il s'agit pour lui d'une affaire compliquée où les mots cachent la vérité, si tant est qu'elle existe. Ce livre est avant tout un touchant roman de l'imperfection de l'amour et de son partage.
Nous sommes dans le monde hongrois de l'Europe centrale de 1935, un entre-deux guerres où l'on perçoit déjà la suivante sans avoir oublié les horreurs de la première. Un juge doit prononcer dans 24 heures le divorce d'un ancien camarade. Il cherche à juger dans un monde qui devient fou dans ses blocages et il sait qu'il a une mission essentielle dans cette débandade programmée. C'est un des beaux moments de ce livre, que cette méditation sur la difficulté de dire le droit.
Mais l'affaire qu'il doit juger le concerne directement et il vacillera sous les chocs successifs d'une amitié qui ne doit pas le détourner du juste, de rêves obsédants mais maîtrisés et d'une révélation qui aurait pu changer sa vie. Il retrouvera pourtant sa sérénité et le sens de son devoir, tout à son honneur, après une nuit effroyable où tout cela s'enchaîne, face à quelqu'un qui a presque tué et court à son suicide.
Le second personnage, peut-être le plus important, est un pur produit bourgeois de cette société finissante qui a fait la prospérité de ce monde, mais s'est enfermée dans dans des illusions et des croyances qui la stérilisent peu à peu. On pense indirectement au Thomas Mann des "Buddenbrocks". Ce personnage est émouvant dans son déchirement entre ses illusions et la réalité qu'il a découverte. Il est le vivant symbole de cette bourgeoisie déboussolée, comme l'a été celle de Weimar en Allemagne. Comme elle, il se suicidera.
Le style de SM évoque S. Zweig et en particulier "24 heures dans la vie d'une femme". Je n'y retrouve cependant pas la même tension, presque haletante de SZ. De plus SM, comme dans "Les Confessions d'un bourgeois" étire un peu sa phrase et tolère de longues digressions qui émoussent l'intérêt. Ce livre, classique, est néanmoins d'un grand intérêt.
Sandor Marai (1900 - 1989) est un écrivain hongrois important que l'on découvre peu à peu. Ces très longues "confessions" sont d'abord un moyen, pour ceux que l'histoire intéresse, de découvrir les derniers moments de la grande culture bourgeoise de l'empire austro-hongrois finissant. Celle-ci a façonné le monde de l'Europe centrale incluant l'Allemagne et , sans la guerre de 1914, son modèle politique aurait peut-être permis de donner à l'Europe qui se cherche un exemple que Monsieur Giscard d'Estaing a bien peu de chance de faire naître.
On suit SM dans son parcours bohème en Allemagne et plus précisément à Berlin où il vivra la folie de ces moments d'après guerre et la frénésie d'une dérive qui conduira à la faillite de la république de Weimar.
Il découvrira de même le Paris difficile de l'entre deux guerres, journaliste à succès, au coeur d'une faune souvent décrite par ailleurs.
Mais la nostalgie de son pays natal l'amène à retourner en Hongrie, car, comme il le dit lui même, la seule patrie d'un écrivain est sa langue. Il y découvre finalement sa véritable vocation d'écrivain dont l'exercice du journalisme, si avide de dévorer l'instant, l'avait éloigné. Et la fin de ce journal est un très beau moment devant cette révélation du besoin irrépressible d'écrire chez cet homme qui pour cela quitte peu à peu un monde qu'il avait tant aimé et dont il avait peut être abusé. "J'espérais simplement qu'un jour... j'aurais l'occasion de dire en une ligne ce qu'aucun autre ne saurait dire à ma place". Belle profession de foi ?
Ce journal est aussi truffé de réflexions, souvent pénétrantes, sur la liberté, la solitude, l'amour, le travail. Comme pour tout journal, le lecteur souffre parfois de l'absence d'intrigue pour soutenir son intérêt.
Une gêne aussi s'installe tout au long de ce texte : SM s'y montre constamment comme un bouchon sur la vague, sans volonté propre, sans pilote, ami ou amant ni très fiable ni très sincère. Caprice d'auteur qui a réussi ? Si, comme il le dit lui même " la discipline volontaire est en quelque manière garante d'une certaine liberté" est-il donc l'esclave de son destin ? Coquetterie, je pense. mais cela donne un ton qui parfois lasse. Ce qui n'enlève qu'un peu de valeur à ce bon livre...
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