Ce sombre roman, souvent poétique, est pétri de questions qui hantent nos sociétés contemporaines, dont l'Empire où il se déroule est un patchwork. Réécriture de l'histoire, exacerbation des différences religieuses, mercenaires au travail dans les basses œuvres, récompenses maffieuses, le diable est en piste. Sur la blancheur de la neige qui en recouvre les paysages, le sang que ces malversations font couler laisse ses traces que, peut-être, la fonte des neiges ne saura pas faire disparaître.
 
L'intrigue est simple et sans affèterie. Un village paisible, aux confins d'un "Empire" lointain, mais menacé, ou qui le croit, découvre un meurtre révoltant. Un pouvoir distant, mais absolu et aux contours diffus, fera de cette affaire, en exploitant la veulerie de ses affidés, une arme politique qui va bouleverser la paix des hommes. Certains ne s'en remettront pas. Prédation, mauvaise foi, violence s'en donneront à cœur joie jusqu'à la retombée de l'agitation, qui laissera la paix sociale et les âmes dévastées, annonçant à mots couverts la fin d'un monde que le respect du réel et de la vérité n'anime plus.
 
On ne peut que penser à la rage qui habite nos sociétés, où les religions au lieu d'être des outils d'ordre et de paix deviennent des armes infâmes de division et de haine. On ne peut pas non plus ne pas voir la montée de ces désirs identitaires que viennent exploiter des partis autoritaires. Quant aux autocraties qui réécrivent l'histoire, surfent sur de fausses vérités et ensanglantent le monde, il n'y a pas à chercher loin pour les entendre mugir. Ce roman reflète ces perversions et la peur déprimante que tout cela entraîne.
 
L'auteur n'a pas beaucoup de complaisance pour la conduite des hommes quand ils saisissent un brin de pouvoir. Il les décrit comme combinards, vicieux, dépravés, avides, moralement sales, ayant tout pour accomplir les tâches immondes qui les attendent. L'auteur manifeste là un pessimisme sur notre espèce, très à la mode, mais dont je ne partage pas le systématisme qui, à mes yeux, affaiblit ce beau roman. Mon expérience assez fournie ne confirme en rien cette vision, facile et agréable à ceux à qui le pouvoir échappe, mais manichéenne et largement fausse. Un mensonge peut faire un roman, mais si ce roman contribue aux dégâts qu'il dénonce par ailleurs, qui y gagne ? Non, le royaume des cieux n'appartient pas qu'aux simples d'esprit.
 
L'écriture, le style sont des réussites. Les descriptions des paysages, de la faune et de la flore où se déroulent les faits sont magnifiques et d'une richesse qui fait la valeur poétique de ce récit. L'usage de termes peu usités est une belle occasion de redécouvrir qu'ignorer les mots est souvent ignorer les choses. Certains personnages, comme le Policier ou l'Adjoint poète, méritent aussi toute notre attention. Certaines scènes, comme la chasse à l'ours ou l'enterrement du curé, sont de grands moments. Alors, et en dépit du désaccord exprimé plus haut, l'auteur nous livre néanmoins là un bon moment de lecture, proche sur bien des points de son excellent roman de 2007, "Le Rapport de Brodeck".
 
Stock (2023), 510 pages