Cette biographie de l'écrivain nobélisé, Thomas Mann (TM), est une grande réussite. Elle apporte, d'une façon très documentée, mais romancée, un portrait vivant et attachant de ce grand intellectuel bourgeois, distant, troublé par ses pulsions secrètes. Un homme, comme le dit l'excellente 4e de couverture, qui sera le chef d'une famille où l'on ne sait pas très bien comment s'aimer. Des personnages passionnants traverseront cette vie, bouleversée par la violence d'une Europe en guerre en train de se suicider. Un très beau livre, qui nourrit notre pensée face au retour actuel du cancer de la guerre, si humaine, mais sans remède.
 
Parmi les nombreuses rencontres, l'une d'elles est particulièrement émouvante. La femme de TM, Katia, est en effet le point d'ancrage de l'écrivain, de leurs six enfants et des autres membres de cette famille bouillonnante. Protectrice, sans excès, elle a permis à TM de disposer des conditions matérielles de création de son œuvre. Face aux multiples exils, aux drames que cette famille riche en suicides a vécus, aux rapports familiaux explosifs, aux choix de vie des uns et des autres, aux ravages de la drogue, aux nazis et à McCarthy, elle a su maintenir le cap. Nous lui devons une grande part de l'œuvre de TM ! Mentionnons au passage d'autres rencontres, comme celle de la femme du président Roosevelt, ou d'Alma Mahler.
 
N'oublions pas pour autant les autres membres de cette famille fantasque, souvent déboussolés, aspirés par les tourbillons du temps en dépit de leurs talents et peut-être même à cause d'eux. Heinrich ou Klaus Mann, par exemple, ont laissé une trace littéraire intéressante. On trouvera sur ce site les fiches de Klaus Mann, "Le tournant", ou de Heinrich Mann, "Le Sujet". Cette biographie consacre à cette saga des pages étincelantes. Et relate aussi les drames qui l'ont traversée au cours de temps particulièrement difficiles.
 
TM, issu d'une famille de riches entrepreneurs et marié à une non moins riche héritière, sera toute son existence un bourgeois conservateur, conscient de ses privilèges. Il a près de 40 ans à la défaite de l'Allemagne en 1920 et porte en lui les valeurs d'un pays qu'il chérit. L'existence d'un mal structurel du nazisme sera long à le convaincre. Or non seulement l'évidence de ce mal finira par lui apparaître, mais il percevra que ses causes sont peut-être dans ces valeurs allemandes qui constituaient sa propre stature intellectuelle. Position à rapprocher de la thèse de Georges Mosse, "Les racines intellectuelles du Troisième Reich". On lui reproche aussi de n'avoir pas vu venir le nazisme. Son respect des valeurs traditionnelles l'empêchait d'y croire, quand, quelques années plus tard, il conviendra qu'elles y conduisaient. Renversement déchirant pour un navigateur, dont la boussole place le nord au sud ! Sa lucidité mérite le respect.
 
TM fut placé par les Allemands sur un piédestal après la Seconde Guerre mondiale. L'âge et un intérêt faible pour la politique font qu'il ne répondra pas à cette attente. Il restera un homme seul jusqu'à la fin de ses jours, amoureux de cette solitude. Maître de lui, il ne montrera que fort peu la violence de ses pulsions homosexuelles ; sans doute pressentait-il aussi que cette particularité puisse un jour être utilisée contre lui.
 
Voici donc un livre qui, non seulement approfondit notre intimité avec un écrivain européen majeur, mais qui, par sa vie, nous fait traverser un siècle qui a noyé notre civilisation européenne et pas seulement allemande, dans la folie destructrice. Peut-être l'auteur aurait-il pu approfondir un peu plus le processus d'écriture de TM, présenté ici plutôt comme une révélation que comme un labeur. Il s'agit néanmoins d'un travail considérable, encore chargé d'enseignements. Son style coulant et vivant en fait un livre qui, en dépit de sa taille, nous tient agréablement la main jusqu'à la dernière page. Magnifique biographie en des temps troublés !
 
Grasset (2021), 608 pages