À travers son autobiographie, Alma Mahler (AM) écrit aussi son histoire artistique de l'Europe entre les deux guerres du 20e siècle. Sa naissance (1879) dans une famille intellectuelle aisée lui avait conféré une place de choix dans le monde viennois, qu'elle sut occuper superbement. Intelligente, belle, riche, cultivée, musicienne de haut niveau et douée d'un fort caractère, elle put conduire une existence dans le cercle le plus élevé de la société culturelle et politique de la Vienne de l'entre-deux-guerres. En dépit des coups du sort qui lui firent perdre deux époux, trois enfants et une grande part de ses amis, sans négliger la perte de ses biens et l'exil sous les nazis, elle sut maintenir la tête droite jusqu'à sa mort en 1964. Un livre magistral et émouvant.
 
Le trait de caractère d'AM qui m'a le plus impressionné est sa lucidité et son refus de se mentir, à un point peu commun. Un exemple : le jour de l'Armistice de 1945 n'est même pas mentionné dans son livre ; elle savait que le monde d'avant était mort et ne reviendrait pas. Elle donnait à cette perte un poids qui l'incitait plutôt à pleurer. Même analyse froide d'elle même dans ses rapports amoureux, doutant sans cesse de sa capacité à aimer et confiant ses interrogations à son journal. Était-elle trop lucide pour aimer simplement ? De même, sa spiritualité, froide et réfléchie, ne manque pas de saveur.
 
Elle eut, d'ailleurs, un comportement étonnant dans ses relations maritales. Elle ne pouvait accorder son intérêt qu'à des hommes susceptibles, dans son jugement, de produire de la beauté et d'atteindre les sommets artistiques. Mahler, Kokoschka, Werfel furent de ceux-là. Et d'ailleurs, elle y contribuait de toute son énergie. Elle fut leur muse, certes, mais pas seulement, accomplissant pour eux des tâches conduisant à leur épanouissement, parfois fort ingrates. Elle fit également pour ses relations des choix d'excellence analogues. Elle fut l’amie de Ravel, Schönberg, Chagall, Thomas Mann, etc., et, jusqu'à sa mort, continua d'avoir une place active dans le gotha culturel des USA, son pays d'exil. Mondanités ? Un peu plus que cela, il me semble.
 
Sa vie fut aussi parcourue de drames qu'elle eut du mal à surmonter, particulièrement lors de la perte de ses enfants ou au cours de sa fuite et de son émigration, qu'elle qualifie de "grave maladie". Alors qu'elle avait su accepter très rapidement la perte de Gustav Mahler (savait-elle aimer ou seulement admirer ?), elle conserva toute sa vie un profond chagrin de la perte de sa fille Manon. Elle a eu, en revanche, une attitude très digne lors du pillage de ses biens par les nazis, où elle manifesta un détachement profond, confiant à son journal que la misère brutale ne l'impressionnait pas. Sa dignité et sa rigueur dans les épreuves méritent notre respect, même si l'expression de sa fermeté dût parfois ressembler à de l'arrogance.
 
Son rapport aux religions est également un point intéressant du roman. AM manifeste incontestablement un besoin de trouver un sens au monde et de croire à une logique apportée par une puissance surnaturelle. Les dieux ont été inventés pour ça et elle essaie d'y croire. Sa lucidité, là aussi, lui rend cet exercice difficile et l'amène parfois à des imprécations sur les divinités et le peu de cas qu'ils font des hommes et de leurs souffrances. Elle notera, au passage, que "nulle part Jésus n'a témoigné de son affection pour les animaux", ou que "tout ce qui vient de la main de l'homme est trop humain pour atteindre au divin". De telles réflexions témoignent de la sincérité de son questionnement spirituel.
 
Ce roman rapporte moins la vie politique et la vie économique de cette période que celui de Zweig (Le monde d'hier). Les deux écrivains partagent cependant lucidité et volonté de conserver leur indépendance de jugement, mais il s'agit ici d'une quête presque mystique de la beauté dans les œuvres humaines, comme dans sa propre existence. Or, ce n'est généralement pas la première qualité des actes politiques ou économiques ! Ce choix confère ainsi une forte subjectivité à ce récit. C'est aussi ce qui en fait la rareté et la valeur.
 
Julliard (1961), 375 pages
N.B. Ce livre est épuisé, mais se trouve en occasion sur plusieurs sites.