Sur une trame romanesque agréable, l'auteur nous convie à une excursion savante, dans le temps et dans l'espace. La construction vers 1908 de cette villa aussi prodigieuse qu'incongrue exprime un rêve que nous allons explorer pas à pas au cours de la lecture du roman. Roman qui est aussi celui d'un des passages honteux d'une France antisémite sans vergogne, d'un patriotisme fanatique que ne défendaient ni ses performances intellectuelles ni sa réussite industrielle. Une France pleine d'illusions et avide de guerres, dont la victoire chère payée signera son entrée dans un déclin relatif. Oui, un monde brillant et malsain dont AG nous sert un verre amer avec élégance.
La Villa Kerylos a été l'enfant du rêve d'une fratrie de savants fortunés, rêve qui consistait à construire dans la modernité d'alors et avec ses outils un lieu qui n'aurait pas oublié l'idéal grec de mesure et d'harmonie. il y fallait un architecte imprégné de ces valeurs et de ces mythes et les constructeurs, les frères Reinach l'ont trouvé en la personne d'un architecte exceptionnel, Pontremoli, ennemi irréductible du Corbusier. Cette villa n'est donc pas un pastiche ni une reconstitution, même si chacun des choix effectués (des partis, dirait l'architecte) l'est en fonction de références précises à cet univers. Elle est elle-même et rien d'autre, mais incontestablement de son époque "Art nouveau". Sa faiblesse est qu'elle ne parle pas, qu'elle ne peut pratiquement pas se révéler à ceux qui ignorent ce monde grec et ses fins, c'est-à-dire à peu près tout le monde. Car s'il est un domaine fort peu universel, c'est bien celui des valeurs esthétiques, particulièrement celles fondées sur les mythes d'un temps presque oublié. Le roman montre bien à quel point cette tentative fut peu appréciée du peuple, comme des élites.
Le récit va remarquablement nous faire visiter pièce par pièce la villa en question, mais sans nous prendre pour des visiteurs. Le narrateur qui y a vécu, prend prétexte de son initiation par la famille Reinach pour nous en faire partager les étapes. Chaque pièce, jusqu'à la chambre à coucher de la maîtresse de maison, fut un lieu propre à cette formation et le roman en est l'histoire. Guidés par le merveilleux conteur qu'est AG, nous sommes emportés dans cette aventure qui nous aura fait découvrir in fine les recoins les mieux cachés de cette grande demeure. C'est d'ailleurs ainsi que nous comprenons (un peu) la démarche du maître d'ouvrage que son maître d’œuvre aura si bien compris et secondé. L'érudition d'AG et son amour de la civilisation grecque font merveille sans qu'à aucun moment nous nous sentions en visite guidée. Le livre nous laissera quand même sur un sentiment incertain quant à la pertinence de la démarche du bâtisseur...
Outre cette intrigue qui donne un lien plaisant au roman, celui-ci est aussi le récit de la vie des personnages réels qui ont créé cette villa, les Reinach. Comme le dit si bien le roman, ils faisaient partie de cette société où l'on pouvait être riche et savant. Ils étaient archéologues, académiciens, écrivains, peintres et participaient activement au développement intellectuel de leur temps, vivant une existence aisée et passionnante. Savants, donc, farouchement français, endeuillés par la guerre, ils avaient cependant un handicap : ils étaient juifs à une époque où l'antisémitisme était de bon ton dans le peuple et dans certains salons. Le livre fait là-dessus de bien terribles descriptions qui montrent à quel point l'éducation n'est pas un vaccin suffisant contre certaines maladies de l'esprit, comme le nazisme allait, peu après, le confirmer.
Ce livre m'évoque un autre roman qui m'avait passionné et qui, lui aussi, ouvrait une fenêtre sur ce monde oublié sans retour possible des salons intellectuels de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Il s'agit de "Marguerite de Saint-Marceaux - Journal 1894-1927" qui confirme lui aussi cette conjonction de la richesse et de la culture, phénomène caractéristique de ce temps. Quoi qu'il en soit, cette lecture est de bout en bout agréable, fourmille d'incidentes sur les arts, la société, les idéaux (ou les illusions ?) de tous et peut aussi donner l'idée de visiter cette villa qui ouvre ses portes à Beaulieu-sur-Mer (http://www.villakerylos.fr/).
Le Livre de Poche 35345 (2017), 355 pages