"Il n'existe qu'une langue pour exprimer des vérités absolues : la langue de bois"
Pour que l'ombre se crée, il faut un objet et une lumière qui l'éclaire ; pour qu'elle existe, un esprit humain doit l'observer et l'identifier pour ce qu'elle est, une ombre, une Ombre.
Mais elle est aussi un espace entre l'objet et l'écran (le sol, un mur...) où elle se projette. C'est dans cet espace bref, circonscrit que se tient tout ce livre au style poétique mais souvent ombré, presqu'abstrus.
Mais, dans ce petit espace furtif, se rencontrent les mots qui pèsent, les sons dignes de la Musique, le Jadis qui engendre le temps qui passe, l'animal enfoui en tout être humain, le désir, les rêves.
Les mots blottis dans l'ombre ont seuls une part de réalité. Ceux que le soleil inonde sont durs, secs, coupants, abstraits, comme ne l'est pas la vie ; ils mentent.
Ce livre est donc le combat d'un écrivain, d'un poète, contre les mots qui le servent mais dont il sait qu'ils trahissent souvent sa raison. Il leur accorde encore une chance, devenir la musique de l'ombre. Car, sinon, le risque est grand de devenir comme ceux qui "avaient cessé d'apercevoir la beauté ; l'intelligibilité se retira d'eux".
A lire par ceux qui pensent que toute la saveur des choses ne tient pas seulement dans leur vérité nue, mais aussi dans l'ombre du puits dont elle émerge.
Relisez à cette occasion le magnifique roman de Junichirô Tanizaki "L'éloge de l'ombre".
Éditions Grasset 2002
C'est, je crois, mon premier Paul Auster. La critique prétend que c'est une bonne cuvée, et je veux bien le croire. C'est bien construit, et j'ai eu envie de dérouler le fil jusqu'au bout. J'ai consommé.
Vous aimez les autos-tamponneuses ? Marrant, non ? Mais ne me dites pas que ça a quoi que ce soit à voir avec la conduite d'une voiture. Et bien, pour moi, plus assez jeune, le livre des illusions est un peu à une histoire crédible ce que les autos tamponneuses sont à la conduite. On ne s'ennuie pas, mais on n'y croit pas. Les malheurs que subit notre héros sont si effroyables et se cumulent de si belle manière que ça n'est pas vraisemblable. Pas plus que ses réactions d'enfant gâté à cette avalanche d'infortune. Rien à voir avec un bon roman qui sait vous engager, vous prendre un peu de votre libre arbitre pour y substituer sa logique, vous toucher aussi.
Monsieur Auster sait préparer les cocktails et celui qu'il nous sert là est très à la mode et a très bon goût. Mais il n'étanche pas la soif, et, en matière de risque d'ivresse, je suis certain que je pourrais reprendre le volant après l'avoir bu d'un trait. Parfois, ce n'est pas désagréable...
Éditions Actes Sud 2002
Dans la dernière année de la deuxième guerre mondiale, les juifs hongrois jusqu'ici épargnés sont rattrapés par la fureur antisémite. Imre Kertész (né en 1929) a alors 15 ans. Séparé de ceux qui lui sont proches, il va découvrir Auschwitz, Buchenwald et autres lieux, dont, par chance, il échappe.
Encore un livre sur cette tragédie ? Oui, mais il a quelque chose que nul autre n'a su, pour moi, rendre aussi fort.
Nous sommes avec l'auteur, non pour nous indigner ni surtout pour nous plaindre. Nous sommes avec lui pour vivre en dépit de tout, pour faire un pas, puis un autre. Ce que IR décrit n'est qu'accessoirement les camps qu'il traverse et ce qu'il y trouve. C'est surtout son propre cheminement pour survivre, sans emphase ni main sur le coeur, dans la banalité quotidienne de sa faim, de son épuisement et de sa solitude.
Et la clé de sa survie, c'est bien dans l'absence de "destin" qu'il la trouve, et surtout dans l'absence de destin de victime. Il ne juge pas, jamais, le milieu de mort et d'anéantissement où il est plongé, ni n'accuse personne d'être responsable de son malheur. Il prend cet état comme un fait avec lequel il faut vivre et exercer sans cesse sa liberté, conscient qu'il peut mourir s'il ne trouve pas l'épluchure de pomme de terre ou le verre d'eau qui lui donneront un nouveau sursis. Il trouve dans cette liberté d'homme la force de se battre, d'exploiter sa chance, d'être même parfois heureux, quand bien même les cheminées fument et empestent autour de lui. Nul ne comprendra son état d'esprit lorsqu'il rentrera en Hongrie, où tous veulent anéantir sa liberté en lui collant sur le dos le "destin" de victime juive. Non, Monsieur Imre Kertész n'a pas été broyé par son destin ; il n'en n'avait pas.
L'autre absent de marque de ce livre est le grand magicien-dieu, qui a fait les hommes, y compris les nazis brûleurs de juifs, à son image. IK gardera sur lui et le même silence que ce dernier manifeste vis à vis des hommes dans leurs tragiques épreuves. C'est toute la dignité de l'athéisme.
Un livre magnifique et bien écrit qui a parfaitement mérité sa distinction du Nobel.
Éditions Actes Sud 1998
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