"Il n'existe qu'une langue pour exprimer des vérités absolues : la langue de bois"
La mort du héros met souvent un terme à sa carrière. Pas ici, où son cadavre joue une mélodie en mouvement décalé, créant une polyphonie inhabituelle avec son existence consciente. Etrange, non ?
Ce décalage est voulu par l'auteur. Il fait se succéder par blocs de quelques pages, l'évolution de la vie d'un grand pianiste et celle de son cadavre. Un enfant manifeste des dons exceptionnels pour la musique et en particulier le piano. Il en fera sa carrière, réussie jusqu'à un certain point, en dépit de son insupportable laideur. (Mais, pourquoi est-il si laid ?) Puis, victime de sa tension extrême, de sa solitude et de la réduction de sa vie à une machine à jouer, il se casse à 25 ans.
En parallèle se déroule l'autre existence, celle de son cadavre, aussi seul que l'homme avait été pendant sa vie. Rien ne va nous être épargné de cette progressive décomposition et de ses phases, décrites ici avec un détail presque maniaque : transformations chimiques, physiques, biologiques, aidées par des cohortes d'insectes spécialisés aux noms poétiques, comme Sarcophaga carnaria (belle bête !) ou Nécrophorus fossor... Véritable découverte pour l'ignorant que jusque-là j'étais !
Au delà de ce qui apparaît parfois comme une volonté de performance dans l'étrange, le livre est un morceau de bravoure qui se lit fort bien et qui trouve son équilibre dans le ton distancié et souvent plein d'humour de JLB.
Un des romans les plus originaux qui m'aient été donnés de lire.
Que cette littérature apporte de fraîcheur ! L'auteur a eu une vie riche de contacts avec des hommes exceptionnels, en particulier, mais pas seulement, dans le domaine des sciences physiques et mathématiques. De cette expérience il extrait sa philosophie de vie, sans théoriser, sans passion, sans idéologie. Jamais il n'exploite non plus sa grande notoriété scientifique pour affirmer des "vérités" que ce soit dans son domaine ou en dehors. C'est assez rare pour être noté. Paradoxalement, cette modestie simple donne à ses choix une puissance remarquable.
FD est, bien que physicien théoricien, un homme de l'expérience : "Les grandes avancées scientifiques résultent le plus souvent de nouveaux outils, et non de nouvelles doctrines". Toute son approche manifeste ce pragmatisme ouvert, qui attend de la plongée critique dans les faits observés la source de tout progrès de la compréhension du monde. Son approche prudente des questions que soulève l'évolution climatique en relation avec le carbone en est un bel exemple, comme sa réserve sur toute spéculation et à plus forte raison, toute "vérité".
Conscient de l'inquiétude provoquée par l'usage dévoyé de la science, FD nous propose ses réflexions, toujours aussi pragmatiques sur ce qui fait question : nucléaire, biologie, etc. Il partage nos réserves quand il dit "La puissance militaire ne devrait jamais être confondue avec la vertu morale et les chefs militaires ne devraient jamais se voir confier des armes de destruction massive". Problème toujours aussi actuel et dans lequel il n'hésite pas à souligner la responsabilité des scientifiques.
Ses "portraits" de scientifiques, de pacifistes, de généraux, etc., sont l'occasion de réflexions personnelles qui peu à peu construisent sa vision de la société. Elle le conduit à rejeter tout système, toute philosophie globale, dont il constate qu'ils ferment le monde plutôt qu'ils ne l'ouvrent. Il voit dans les systèmes, les théories physiques qu'un moment de notre compréhension du monde et de sa description, mais rien de "vrai" ni d'absolu. Autant dire que, s'il est tolérant vis-à-vis de la foi religieuse, il n'en est pas pour autant un adepte : "la science porte sur les choses et la théologie sur les mots". Notons, parmi ses portraits, celui de Richard Feynman qui est sans doute un des plus convaincants et des plus riches. Mais il est à noter que son respect pour ces hommes d'exception ne va pas jusqu'à les idéaliser...
Un très beau livre, tout d'intelligence, ce qui ne convient sans doute pas à tous les lecteurs...
On ne peut qu'être séduit par le style magnifique de JMLC. Il nous accompagne tout au long de ces nouvelles, dont les dernières sont sans doute les plus originales.
Peut-être, même, ce beau style dépasse-t-il parfois l'attente du lecteur, particulièrement dans les premières nouvelles où une sobriété de la phrase m'aurait paru plus en adéquation avec l'intrigue.
Mais ce décalage s'estompe en avançant dans le livre, quand plus de rêve, plus d'imagination exotique emplissent les nouvelles, les fantaisies, comme dit l'auteur. Essayez, par exemple de raconter votre vie (rêvée !) d' araignée dans un style de charretier ! La magie disparaîtrait et la dérision s'installerait, ce qui ne serait pas du tout dans le style de JMLC.
Deux des dernières nouvelles (Bonheur et Personne) sont à mon avis, celles qui expriment le mieux ce que JMLC est capable de nous proposer comme voyage subtil hors de l'espace et du temps, dans une coque de déraison, flottant sur un lit de raison, au-delà de toute frontière.
On peut avoir, parfois, le sentiment d'être piégé par la beauté du verbe. Mais, pourquoi pas ?
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