"Il n'existe qu'une langue pour exprimer des vérités absolues : la langue de bois"
Hermann Hesse (1877 / 1962) écrit Demian en 1919. Veut-il exorciser la guerre, lui donner un sens, une utilité ? Homme sensible et fragile, farouche individualiste souvent révolté, pacifiste mais néanmoins adepte de la résurrection par le chaos, on peut penser que cet espoir d'une renaissance après le cruel enfantement de 1914-1918 n'est pas étranger à sa pensée. Mais tout d'abord Demian est un roman, très germanique, de "formation", un "Bildungsroman" qui décrit la tourmente subie par l'enfant qui devient homme. Emil Sinclair (ES, le pseudonyme emprunté à un oncle lointain de HH et sous lequel il publiera ce roman) a 10 ans au début du livre. Il ne connaît de la vie que la face que ses parents lui ont laissé saisir, et qu'ils ont légitimement limitée au bien, au bon, au juste selon leur règles, empreintes de protestantisme assez rigide. Dans ce monde là il dispose de tous les repères utiles à sa conduite.
Marlowe eut une vie brève et, semble-t-il, agitée en Angleterre, de 1564 à 1593. Ses activités spéciales (espion, dit on) et ses comportements répréhensibles à son époque (athée, homosexuel à l'occasion, sorcier peut-être...), ne le privèrent pas d'un succès éclatant comme auteur de théâtre, suivi de près par son contemporain Shakespeare. Est-ce un peu sa vie qu'il nous rapporte lorsqu'il décrit celle du bon Faust ? Non, bien sûr, et pourtant...
On discutera des influences littéraires qui ont pu l'amener à ce livre paru en 1593 : le Faust historique, le livre de Faust, traduction anglaise de l'allemand en 1588, les bouffonneries des "moralités médiévales" des siècles précédents et les éléments de folklore populaire. Ce livre présente néanmoins une belle unité, articulée autour de 3 pôles : le doute de Faust, sa vie débridée et sa repentance à l'approche de la fin de son contrat de 24 ans avec Mephisto. Le style est vif, agréable et se lit sans ennui. Pour tout commentaire, je me contenterai de trois remarques :
- Ce livre reste une apologie de la vie juste du chrétien soumis aux "lois" divines. Faust est saisi d'effroi devant sa liberté et tout usage qu'il en fait hors des préceptes de l'église est une infamie. Il le sait, il en souffre et tremble devant la punition de l'enfer. Il n'envisage pas un instant pouvoir user intelligemment de cette liberté qui ne s'affirme encore qu'en opposition à l'église. Pouvait-il en être autrement à la fin du 16ème siècle ?
- Et pourtant, Marlowe sent bien que cette liberté de l'homme est en train de naître, que Dieu et l'église lui mentent, au moins par omission et que le monde ne se résume pas à la révélation. C'est le drame, la tragédie, des hommes de cette époque, déchirés entre ce qu'on leur présente comme la seule voie du bien et l'irrésistible appel d'autres vérités qui commencent à poindre.
- Quant aux effroyables événements de la "vie condamnable et de la mort méritée du Docteur Faust", on reste confondus par leur innocence : des farces à nos yeux, des jeux de guignols qui bâtonne et qui plaisante, et quelques sauteries de collégiens. Serions-nous tous devenus sujets consentants de Méphisto ?
Éditions GF Flammarion bilingue 875 (1997)
E. Said est né en 1935, palestinien de Jérusalem, arabe chrétien. Le succès des affaires de son père, figure imposante mais redoutée, lui vaudra une vie matérielle facile. Cette aisance, et ses dons, lui permettront de poursuivre des études aux USA, à Princeton et Harvard.
Les multiples événements du Moyen-Orient en train de se dégager de la colonisation lui vaudront exils et arrachements tant de la terre qui a été celle de son enfance que des liens familiaux. Il vivra au Liban en Égypte, en Palestine et finalement aux USA.
C'est tout cela que E. Said nous conte nous faisant tout d'abord découvrir l'univers pour le moins mal connu de ce Moyen-Orient en bouleversement, dont on ne peut s'empêcher de penser à chaque instant qu'il a maintes fois gaspillé ses chances.
Mais c'est surtout le récit de la vie souvent dramatique dans sa solitude et son exil d'un homme lucide, honnête et direct. Il ne dissimule ni ses faiblesses ni celles des autres, comme il les perçoit, et sa sincérité souvent brutale nous touche. Aux prises avec un monde qui disparaît et qui est la base de son expérience humaine, celui d'un Moyen-Orient intellectuel, souvent chrétien, et en dépit d'un passeport américain, il rencontre sur son chemin tous les obstacles d'un déraciné qui saura, peu à peu, se former une personnalité propre. Rien n'est plus passionnant par exemple que les pages qu'il écrit sur sa vie dans les campus américains, distant et sceptique devant les mœurs conventionnelles de ses collègues et de leurs professeurs.
On comprend que parfois un mot échappe qui exprime, par exemple, le regret que la Palestine ait le sort qu'elle a, ou que les liens avec sa famille aient été décevants. Mais jamais l'amertume ne prend le pas, jamais la tolérance ni la raison ne s'effacent. Si E. Said s'est toujours trouvé à "contre-voie" dans la très grande solitude de sa vie, sa pensée et son action en revanche ont su conserver le cap.
Un excellent livre !
Éditions Le Serpent à Plumes 2002
Page 295 sur 321