"Il n'existe qu'une langue pour exprimer des vérités absolues : la langue de bois"
On peut célébrer la mort, le sang, la merde, la violence comme une part avouable de notre être. On peut aussi y plonger sans espoir de salut. Le faut-il ?
C'est cette fascination du rouge presque noir qui anime ce long récit. Il nous plonge dans ce que pourrait être la vie d'un agent de renseignements qui, en raison de ses origines et de son goût propre, prend parti et choisir un camp pour y mener sa guerre.
Aucune véritable intrigue ne soutient cette traversée de l'enfer, rythmée seulement par les gares du chemin de fer que le narrateur emprunte pour le conduire à Rome. Est-ce la démonstration que tous les chemins y conduisent ? En revanche, un parallèle s'établit à chaque instant avec des lieux de mémoire où se sont déroulés les événements décrits. Là, rien ne nous est épargné des moments effroyables, mais aussi parfois chaleureux, que provoquent ces révolutions, ces guerres civiles, tribales, raciales où tout, et surtout le pire, est permis : meurtres, viols, massacres gratuits.
Certes, fascination n'est pas approbation, mais cela y ressemble. Or, il me semble qu'une part de notre difficile sagesse de vivre est justement, tout en restant lucides, de ne pas s'appesantir sur nos faces sombres. Bien entendu, elles sont nombreuses, violentes, prégnantes, mais la liberté consiste à faire des choix. Celui du narrateur est l'exemple même, à mes yeux, de cette absence de sagesse.
Le style est original. L'écriture est structurée comme une pensée se déroule : par sauts, analogies, évocations, retours, associations, comme une nuit d'insomnie. Même si, au début, le lecteur n'en lasse une peu, je reconnais qu'on se laisse assez vite porter par le flot de cette pensée inquiète et au fond, assez désespérée. La grande culture de l'auteur donne de nombreux points d'appui pour traverser ce Styx.
Une fresque humaine tragique que l'on quitte sans regret.
Voici le journal d'une femme intellectuelle russe, chassée par les Soviétiques et qui pour survivre à Vienne devient crémière. Exil, méfiance, misère partout présente, incertitude du lendemain, peur parfois, l'épreuve est permanente et en aurait abattu plus d'un, moins déterminé qu'Alia.
Ce très beau livre fait suite à "Aube de vie et aube de mort", après le mariage d'Alia avec un prisonnier autrichien et leur fuite de Russie. Leur Autriche, dont ils attendaient merveille, est un pauvre pays, dévoré par le chômage et la misère. Il faut lire ce récit, où à petits pas, dans l'horreur du détail, Alia nous fait toucher ce que souffrir veut dire, aussi bien pour elle que pour ses clients autrichiens ! Sans une plainte, sans récrimination, sans accuser qui que ce soit de lui réserver une vie si dure.
Ce monde, qui ne sait plus où il va, n'incite pas à la tendresse ou à la compassion. Une facture en retard et c'est la faillite. Mais, puisque c'est la vie qui va, surgissent, sans qu'on les attende, des moments brefs de beauté ou de plénitude. Alia ne renonce jamais et surtout pas au bonheur. La nuit, en particulier, son esprit s'envole vers sa Russie idéalisée, sorte de paradis virtuel.
Un livre poignant, pour qui peut encore, dans les hurlements de notre monde qui ne sait plus que s'indigner, garder son coeur ouvert.
"Les seuls êtres pour lesquels nous serions prêts désormais, s'il le fallait absolument, à mettre en jeu notre existence sont d'abord et avant tout des humains, non plus des idéaux politiques ou religieux..." Loin de n'y voir qu'un naufrage des principes sacrés, l'auteur célèbre, au contraire, la naissance de la nouvelle source de valeurs en Occident, dont il montre l'ampleur qu'elle a déjà prise dans notre vie privée, sociale et politique.
Si l'on nomme "sacré" ce qui fonde ces valeurs et ce pour quoi l'on est prêt à tout sacrifier, même sa vie, force est de constater la justesse de cette observation : mariage d'inclination, sacralisation des enfants, droits de l'homme, principe de précaution, développement durable, aide humanitaire, ONG caritatives, répression des crimes contre l'humanité, etc. Tout cela, qui nous paraît aller de soi est très récent, historiquement. Y aurait-il donc alors dans l'amour (la compassion ?) un fondement pour une nouvelle morale et surtout (et c'est bien différent) matière à une nouvelle spiritualité laïque ? C'est la thèse de ce remarquable essai philosophique.
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